INTERVIEWS


ENTRETIEN AVEC JEAN-LOÏC PORTRON, CO-RÉALISATEUR


Pourquoi avoir choisit de traverser l'Atlantique pour parler de la désindustrialisation qui fait rage en Europe et en France?
Il faut parfois s’éloigner pour voir son propre monde sous un autre angle, avec des yeux neufs. J’avais besoin de faire un pas de côté, de quitter mon environnement habituel.
Braddock America, c’est aussi un film d’exploration. J’ai voulu aborder un territoire qui m’était étranger. Me plonger dans l’inconnu, me laisser guider dans cet espace au gré des rencontres, bonnes ou mauvaises. Découvrir des paysages, rencontrer ceux qui y vivent, arpenter les lieux et me familiariser peu à peu. Sentir cet espace devenir non pas mien - je resterai toujours un étranger - , mais proche, accessible.
Les usines, l’acier, le monde ouvrier : j’en avais une connaissance plus livresque que réelle. Je suis un homme des villes ; je fais un métier très particulier, souvent dur à sa manière, mais qui a très peu à voir avec la violence de l’aciérie. C’est cela aussi la beauté de ce métier : être porté par sa curiosité, se plonger dans des mondes lointains et apprendre à les connaître.
C’est la même chose pour les Etats-Unis. J’en connaissais des fragments. J’en parlais la langue sans grande aisance, mais avec beaucoup de bonne volonté. Les Etats-Unis ont longtemps été un pays imaginaire : j’en écoutais la musique, je la jouais également, j’aimais ses écrivains, ses cinéastes, je rêvais de ses paysages. Un jour, je me suis dit qu’il était temps que l’imaginaire cède la place au réel et que je me confronte, au moins partiellement, à cet univers fantasmé.
Pourquoi votre choix s'est-il porté sur Braddock plutôt que Détroit ou Cleveland? 
Ce n’est pas moi qui ai choisi Braddock, c’est Braddock qui s’est imposé. Dans une vie précédente, j’ai été historien. Et je ne sais pourquoi, dans un de ces moments de rêverie qui suivent la fin d’un film, je me suis souvenu d’un professeur qui avait fait allusion à un meurtre commis dans les forêts de l’Ohio : le jeune Washington, le futur grand homme, avait tué par surprise un officier français quand l’Amérique était encore un territoire que se disputaient l’Angleterre et la France. Cette histoire m’était restée dans un coin de la tête. Elle était intrigante, mystérieuse… En quelques heures, j’ai appris les conséquences de ce meurtre : les Français s’étaient vengés en humiliant Washington, le roi d’Angleterre avait alors envoyé Braddock, son meilleur général, pour chasser les Français de la région. Mais il arriva à Braddock ce qui arrive aux généraux trop sûrs de leur valeur, et il fut massacré par une poignée de Français et d’Indiens. Cette bataille est importante dans l’histoire des Etats-Unis. Elle déclenche la guerre de Sept ans qui évince les Français du Nord de l’Amérique, mais elle lance surtout un processus qui mène directement à la Révolution américaine : Washington, l’un des rares survivants de la bataille, avait pu vérifier que l’armée du maître anglais n’était pas invincible.
Par curiosité, J’ai voulu voir le champ de bataille sur mon ordinateur et, en deux clics, je suis tombé sur une énorme aciérie. Il n’a pas fallu longtemps pour découvrir qu’Andrew Carnegie, un siècle après la mort de Braddock, avait édifié sur l’emplacement même du champ de bataille la première aciérie moderne des Etats-Unis, un monstre sidérurgique à l’origine d’un empire industriel considérable. En un sens, Braddock était le berceau de la puissance industrielle des Etats-Unis. Ce lieu minuscule, coincé dans une boucle de la rivière Monongahela, avait donc été le théâtre de deux événements essentiels dans l’histoire des Etats-Unis. En réalité, les événements étaient encore plus nombreux, mais cela, je l’ai appris par la suite.
C’était cela que je trouvais fascinant : un territoire microscopique, peuplé aujourd’hui par moins de 8 000 habitants si l’on additionne les populations de Braddock et de North Braddock, sa sœur jumelle, et qui contenait dans son sol, comme dans les mémoires de ces habitants, une histoire inhabituelle des Etats-Unis. Ce territoire  a été le lieu d’une bataille sans fin, toujours recommencée, contre les Français et les Indiens d’abord, puis contre les immigrants, contre les ouvriers, contre les syndicats, contre les « rouges ». Aujourd’hui, elle lutte contre l’abandon. Dans le film, la bataille initiale est furtivement évoquée. C’est la bataille de l’acier et celle de la survie qui occupent les esprits.
Ce combat est terriblement inégal. Ils sont seuls, oubliés, livrés à eux-mêmes, comme des naufragés sur une île déserte. L’Etat est inexistant. Si les habitants de Braddock veulent réinventer une vie, ils n’ont d’autre solution que de faire bloc, de retrouver une forme de solidarité, de fraternité. Ils ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Personne d’autre ne les aidera à détruire les maisons abandonnées, à nettoyer les rues, à se protéger des chiens errants, à faire revivre le stade déserté ou à empêcher la fermeture de l’hôpital – ce combat-là, ils l’ont perdu ; le pot de terre l’emporte rarement contre le pot de fer.

Ce film a été coréalisé avec une américaine, Gabriella Kessler. Comment vous êtes vous rencontrés? Comment vous êtes vous partagé le travail? Que vous a apporté cette manière de travailler?
J’ai rencontré Gabriella en 2004. Je préparais pour Arte un film sur New York où il était question de Jackson Pollock et de Mark Rothko. L’affaire était mal engagée. Les portes des musées restaient obstinément closes. Gabriella devait avoir tout juste vingt ans. Le tourbillon s’est mis en branle et en moins de deux semaines, elle avait tout réglé. Ensuite, c’est elle qui m’a guidé dans sa ville pendant le tournage. Quand j’ai commencé à écrire Braddock, je savais que le film ne pourrait se faire sans elle. J’ai même écrit son rôle dans le scénario qui nous a permis d’obtenir l’avance sur recettes :
« Dans les récits d’exploration, on trouve souvent un personnage clé, un indigène polyglotte dont l’entremise est nécessaire au succès de l’expédition. Je ne prétends pas que ce voyage autour de Braddock soit comparable à la recherche des sources du Nil ou à l’exploration du fleuve Niger, mais il y a quelque chose de cet ordre dans le rôle de Gabriella : dessiller les yeux ; prévenir les emballements et les errements ; être notre scrupule américain en créant de l’inquiétude, en pulvérisant nos préjugés. Une empêcheuse de tourner en rond. »
Gabriella déteste tourner en rond. Elle n’a eu aucune difficulté à se glisser dans ce rôle…
Quand nous marchions dans les rues de Braddock, on nous reconnaissait de loin : le grand Français et la petite Américaine ; l’étourdi, tête en l’air, nez au vent, et la prévoyante, organisée, la tête sur les épaules. Nous sommes rapidement devenus des figures familières, des sortes de Laurel et Hardy. Un duo improbable, exotique mais rassurant, suffisamment familier pour qu’on se sente en confiance, mais assez étranger pour qu’on se confie à lui comme on ne le ferait pas à des proches.


Votre approche de l'image est très travaillée? Était-ce une nécessité de mettre en avant une esthétique  forte? Ne craigniez-vous pas que cela mette en danger la portée du message?
On revient à cette idée d’exploration et d’explorateurs. Si Braddock est un film d’exploration, alors sa forme doit en porter la marque. Comment filmer la découverte d’un espace ? Comment filmer une rencontre ? Comment filmer l’étrangeté ou, plus exactement, ce subtil décalage qui saisit celui qui n’est pas chez lui, mais se sent de plus en plus chez lui ? Et, surtout, comment rendre justice à ce lieu et à ses habitants ?
Il aurait été facile de faire de Braddock un repoussoir, une ville sinistre aux maisons condamnées, aux trottoirs défoncés, aux terrains vagues lépreux. Il aurait été facile de tirer profit de cette déréliction. Facile et faux. Car Braddock, c’est beau aussi. Et cette beauté tient largement à l’attachement que ses habitants lui portent. Il fallait donc être juste. Comme il fallait être juste avec ceux que nous rencontrions, leur donner le temps et l’espace pour être eux-mêmes.

Dans mes cadrages, dans ma manière de poser la caméra, de penser Braddock en images, je ne pouvais m’empêcher d’avoir en tête les cadres de Walker Evans, le grand photographe. Quand j’ai écrit le premier texte sur Braddock, je me suis souvenu d’une phrase de Louons maintenant les grands hommes, cet ouvrage de James Agee et Walker Evans, qui fait office de bible pour beaucoup de documentaristes. Agee écrivait à propos d’une photographie prise par Evans dans la cabane d’une famille de métayers, montrant un mur fait de planches disjointes où des calendriers publicitaires et des tickets de loterie sont punaisés : « Le mur de cloison dans la chambre à coucher des Gudger EST, d’une façon qui importe beaucoup, un grand poème tragique. »
Braddock est un grand poème tragique. Et c’est ainsi que la ville devait apparaître. Alors une forme de beauté qui ne devait rien à l’intention ou au calcul pouvait émerger. C’est la grandeur de ses habitants, génération après génération, qui fait de Braddock un poème tragique.


Parlez-nous du montage, comment s'est fabriqué le film à ce stade? L'alternance d’images de la rue, de témoignages et d'images d'archives était- elle déjà  présente à l'écriture?
Le montage a été essentiel. Ce ne sont pas les personnages qui portent l’intrigue. Ce n’est pas l’action qui est le moteur du film. De l’action, il y en a, mais ce n’est pas elle qui dirige.
Le moteur du film, c’est la bataille incessante que mène la ville. C’est la révélation du destin de Braddock. Il fallait donc passer d’une situation à une autre, d’une personne à une autre, d’un temps à un autre, et restituer cette diversité qui fait la ville tout en créant un mouvement qui entraîne le spectateur.
Le film est construit comme une composition musicale. Il est fait de rencontres, de situations, de paysages qui s’entrechoquent et finissent par entrer en résonance. Il y a la ligne de basse les conversations avec les habitants de Braddock -, la partie des cordes – les situations où la ville se débat -, et le contrepoint des cuivres les paysages, les instants furtifs où une vérité de Braddock apparaît.
Il y a aussi des images du passé. Elles ont pour fonction d’évoquer le monde contenu dans les mémoires. Ce monde invisible et pourtant réel n’existe plus que dans les têtes et dans les cœurs. Ce sont les mots qui font surgir ces images. C’est la puissance des mots qui fait apparaître ce monde enfoui.
Braddock America est un voyage dans le temps, dans l’imaginaire. Il part d’un pays réel, et il nous entraîne dans un monde enfoui. Si le film est ce qu’il est aujourd’hui, c’est à Véronique Lagoarde-Ségot, la monteuse, qu’il le doit.

La singulière étrangeté de ce lieu vient de ce qu’il tient ensemble le mouvement et l’immobilité, le présent et le passé, l’universel et le local. Et c’est cela qu’il fallait faire apparaître. Braddock America est l’histoire d’une petite ville de la vallée de la Monongahela, c’est aussi une histoire de l’Amérique ouvrière, et c’est enfin notre histoire, à nous, Français, Européens, frappés par la désindustrialisation, en attente d’un monde nouveau qui n’apparaît pas. Ce mouvement, du local à l’universel, est celui que nous avons voulu imprimer au film.


Quelles difficultés avez vous rencontrés pour réaliser ce film?
À Braddock, aucune. Ou s’il y en avait, nous les avons oubliées. C’est la complicité des habitants de la ville qui a porté le film. Ils le voulaient autant que nous.
Braddock America est très proche de ce que j’ai écrit, de ce que nous avons imaginé. Mais en mieux. Et ce mieux, c’est l’extraordinaire puissance d’expression des habitants de cette ville. C’est leur capacité d’analyse, leur dignité, leur colère lucide – imagine-t-on des policiers américains vitupérant contre le capitalisme financier dans un discours à la fois fantasque et structuré que ne dédaigneraient pas certains de nos hommes politiques au langage dru ? C’est l’émotion qui court dans le film, la puissance poétique, fiévreuse, mais toujours pénétrante de ces hommes et de ces femmes engagés, combatifs, qui tous, à leur manière, semblent reprendre le mot d’ordre de Walt Whitman : « Résistez beaucoup, obéissez peu. Quand vous ne contesterez plus la soumission, vous serez totalement esclaves. Et totalement esclave, personne en aucune nation, aucun Etat, aucune ville, sur cette terre, ne regagne jamais ensuite sa liberté » .
 


ENTRETIEN AVEC GABRIELLA KESSLER, CO-RÉALISATRICE

Vous avez travaillé dans de nombreux domaines très différents dans l'audiovisuel. Parlez nous de votre parcours et de votre choix de Braddock pour passer à la réalisation?

Mon premier emploi était au sein d’une chaîne de télévision dédiée aux femmes, créée par Oprah Winfrey. Je travaillais dans le cadre de la programmation, et j’ai très vite compris que ce n’était pas un milieu ou un mode de vie qui me correspondait. J’avais besoin de créativité, d’être en lien avec des gens, raconter des histoires, m’engager avec le monde extérieur. Le documentaire m’avait toujours fait rêver. J’ai quitté mon travail et suis partie dans le Maine, où j’ai participé à un atelier de documentaire. Là-bas, j’ai appris à faire tout : le son, le montage, le cadrage, la réalisation. J’ai réalisé un court-métrage documentaire sur une fabrique de « baked beans, » et je suis tombée amoureuse de ce travail, qui me permettait de réunir tous mes points d’intérêt.
Depuis, j’ai travaillé avec beaucoup de réalisateurs et de monteurs sur de nombreux films, mais j’ai toujours continué à réaliser des courts-métrages. J’ai aussi obtenu un Master de documentaires à Londres où j’ai passé un an à approfondir mes connaissances et à me concentrer sur mes projets, notamment un film sur les effets de la dictature des années 1970 en Argentine. Braddock America est mon premier long-métrage.


Américaine de naissance, connaissiez-vous Braddock ? Est-ce une ville emblématique de la désindustrialisation et de la lutte ? Cela fait-il partie de votre imaginaire?

Je suis née en France, de parents américains, mais j’ai grandi à New York, où j’ai continué mon éducation dans le système français. Je n’avais jamais entendu parler de Braddock avant que Jean-Loïc m’approche avec le sujet, et d’ailleurs le monde ouvrier était quelque chose dont je n’étais pas consciente, comme probablement la plupart de ma génération (surtout ceux qui, comme moi, ont grandi dans des grandes villes). Je suis née dans un monde déjà en cours de désindustrialisation. Et à Paris et New York, je n’ai pas grandi avec des paysages d’usines et d’aciéries, donc cela était toujours quelque chose d’abstrait pour moi. Ce qui est troublant, c’est qu’aujourd’hui dans la vallée de la Monongahela, il n’y a aucune trace des aciéries qui surchargeaient le paysage. Il n’y a rien pour laisser deviner ce monde disparu à jamais.
Je me souviens pendant la crise de 2008, lorsque je lisais des articles sur le « automobile bailout », je ne saisissais pas qu’il s’agissait de sauver quelque chose de beaucoup plus important que des milliers d’emplois. C’était aussi une culture, une manière de travailler, de vivre, ce qu’on appelle en anglais « community ». Ce mot, qui est intraduisible en français, est emblématique de la société américaine. Comme les Américains reçoivent très peu de soutien de la part de l’état, on doit compter sur nos voisins. Aux Etats-Unis, « community » veut dire solidarité, des valeurs partagées, le lien partagé. Dans un endroit comme Braddock, il n’y a que le sens de « community » pour s'en sortir.


Dans le travail de réalisation, votre nationalité a- t-elle eu une influence sur la répartition des rôles ?

Dans la répartition des rôles, il s’agissait plus d’une question de langue que de nationalité. Comme je parle couramment l’anglais, c’était bien sûr beaucoup plus logique que ce soit moi qui mène les conversations filmées (et pratique, car c’était Jean-Loïc derrière la caméra et moi avec le son) ou qui prenne le premier pas dans nos contacts avec les gens.
Il y a beaucoup de personnes qui peuvent s’étonner qu’un français veuille filmer aux Etats-Unis, mais en réalité, une bonne histoire est une bonne histoire, et il ne faut pas être muni d’un passeport spécifique pour savoir bien la raconter. Je viens de New York, ce qui est certes plus près de Braddock que Paris, mais qui est quand même un monde très lointain. Je pense que Jean-Loïc et moi partageons un amour profond pour Braddock et pour les gens que nous avons rencontrés là-bas, et c’est surtout ça, la clé essentielle.


Pouvez-vous nous parler de la publicité Levis? Quel effet vouliez-vous produire? Etait-ce un choix commun avec Jean-Loïc?

La publicité Levis nous a toujours hantés. Quand nous sommes arrivés pour un premier repérage en mai 2010, nous n’en étions pas conscients sur le moment, mais l’équipe de la pub venait de quitter Braddock. Il y avait donc une certaine confusion sur qui nous étions, nos intentions. Quand nous avons vu la pub (et les courts-métrages documentaires qui l’accompagnaient) cela était presque comique tellement c’était l’inverse de toutes les intentions du film. En rentrant à Paris et en regardant nos rushes, il était tout à coup évident pour nous que cette pub, qui veut effacer toute l’histoire d’une ville et de ses habitants, résumait toute la lutte des habitants de Braddock. Le thème de cette campagne publicitaire est « Ready to work », comme si le chômage à Braddock était dû à une mauvaise volonté de la part des habitants. Dans la pub, l’enfant-narrateur dit : « A long time ago, things got broken… people got sad and left… », mais comme dit l’un des intervenants du film, il ne s’agit pas d’un accident ou d’une catastrophe naturelle. Cette simplification, à la limite du mensonge démontre aussi comment on réécrit l’histoire, et illustre un autre exemple du système capitaliste américain qui balaie tout sur son chemin.


Le récit évolue vers une touche d'espoir ? Etait ce écrit ou est ce la rencontre avec les habitants de Braddock qui vous ont fait évoluer vers plus de luminosité ?

Pour moi le récit n’évolue pas vers l’espoir, et personnellement ce n’était pas mon but. Ce que je voudrais, c’est surtout une prise de conscience de ce qu’on a perdu, et de ce qu’on continue à perdre. Ce qui est beau à Braddock, c’est la lutte. Malgré tout ce que les habitants ont subi, ils continuent à se battre. Ils sont bien conscients que Braddock ne retrouvera jamais la gloire qu’elle a connue, mais ils ne baissent pas les bras, et n’acceptent pas le rôle de victime.

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